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| Dernières MAJ : le 5 juin 2012 | V3.20 - 2007/2012 | |
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Le
château de Mont-Haguez |
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Le
Mont-Haguez est un lieu historique du Cotentin que beaucoup
de spécialistes ont essayé avec plus ou moins de perspicacité
de localiser. A cet endroit, s’élevait le mythique château
de Mont-Haguez, aujourd’hui disparu. Je ne retiendrai
dans ce chapitre que les deux lieux qui à mon humble avis sont
dignes d’intérêt. |
Le
Mont-Haguez est cité par le célèbre chroniqueur
Robert Wace dans le « Roman de Rou ».
Dans un passage de cette chronique versifiée, rédigée
entre 1160 et 1170, celui-ci décrit les ravages scandinaves.
Il parle d’un lieu situé près de Saireport
nommé « Abillant » où
s’élevait le Château de Mont-Haguez qui
fut incendié par le chef viking Hastings. |
«
[...] Abillant siet sus Saireport,
Dreit trait fu li chastel fort,
E la cuntrée mult planière
De bel bois, de bele riviere.
Cil ki primes l'adéfia,
E ki li chastel compassa,
Mult fu è sages è corteiz;
Or l'apele l'um Munt Hagueis.
Hastainz i vint, cil deserta,
En feu, en flambe l'aluma ». |
Saireport
désigne probablement un endroit situé à l’embouchure
de « La Saire », rivière
qui a donné son nom au val où elle coule, « Le
Val de Saire ». C'est donc ici selon toutes vraisemblances,
qu'il faut y chercher Abillant, lieu où
se trouvait le château de Mont-Haguez.
C'est sur l'une des collines qui surplombent la vallée de la
Saire, à la limite des communes de Quettehou et de La Pernelle,
près du hameau des Etoquets et du ruisseau d'Escarbosville que
se trouvait encore au XIXème siècle, un lieu nommé
« Le Mont-Haguais » qui est attesté
par le cadastre de 1829. Au sommet de la hauteur, aucun vestige de fortification
n'émerge du sol, mais le profil du terrain suggère un
aménagement défensif fait de main d'homme. |
Le
second lieu réellement digne d’intérêt fut
avancé par Monsieur Louis Ragonde (1804/1840),
écrivain, journaliste, enseignant puis conservateur de la bibliothèque
municipale de Cherbourg. Il fut également l’un des fondateurs
du journal L'Écho de la Manche, auquel il collabora, membre de
la société nationale académique de Cherbourg et
de la société des antiquaires de Normandie. |
Il
reprit une vielle histoire orale locale qui situait le château
de Mont-Haguez, cité par Wace à Saint-Germain-des-Vaux
dans la Hague. Voici la légende du
Château de Mont-Haguez formalisée par écrit dans
la nouvelle de Louis Ragonde publiée en 1835 dans les mémoires
de la société nationale académique de Cherbourg. |
Sur
le sommet d'une de ces collines granitiques qui terminent la pointe
de la Hague, cette partie si pittoresque de l'ancien Cotentin, on voit,
dans la commune de Saint-Germain-des-Vaux, les restes de solides murailles.
Naguère on pouvait encore suivre le plan du bâtiment, dont
ces murs construits en granit ne sont plus que des débris informes
et muets. On reconnaissait encore la base des piliers qui avaient dû
former la porte d'entrée d'une enceinte qu'entourait un fossé
large et profond. La position de ce lieu, dominant à la fois
les petits ports d'Omonville, Plainvic et Gourcy (01),
les débris de maçonnerie et surtout la tradition,
ne laissent aucun doute sur l'existence d'un château fort dans
cet endroit, qui porte encore le nom de la Tour-Feuillie. Les monuments
historiques se taisent sur ce château, à moins qu'on ne
puisse lui attribuer ce que l'auteur du roman de Rou dit d'un château
de Mont-Haguez, détruit par Hastaing et son compagnon Beier,
à la côte de fer, vers le milieu du IXème
siècle. La légende qu'on va lire, conservée par
tradition dans quelques familles de la Hague, nous a semblé concorder
assez bien avec le récit du poète historien des ducs de
Normandie. Nous l'offrons donc telle qu'on nous l'a contée, sans
en pouvoir garantir la vérité, autrement que comme d'une
histoire qui a franchi l'espace de vingt générations. |
Au
commencement du IXème siècle on vit s'élever dans
le nord de la France surtout, ces vastes et redoutables forteresses
que le génie prévoyant de Charlemagne voulait opposer
aux ravages des peuplades du Nord. Confiés à la garde
des comtes et des barons de l'empire français, ces châteaux
devaient protéger les paisibles habitants, et leur offrir en
tout temps un asile assuré contre l'infatigable rapacité
des féroces Scandinaves. Malheureusement, il n'en fut pas ainsi. |
C'est
à cette époque mémorable que, selon notre légende,
il faut fixer la fondation du château de la Tour-Feuillie ou plutôt,
ainsi que l'appelle Robert Wace, château de Mont-Haguez, c'est-à-dire,
des monts de la Hague. |
Ses
murs solides, ainsi que ses hautes et puissantes tours munies de balistes
qui pouvaient, au besoin, vomir sans cesse des poutres et une grêle
de traits, le protégèrent d'abord contre les attaques
des Scandinaves, qui, n'ayant pas l'espoir d'y faire un riche butin,
finirent même par conclure une sorte de trêve avec le comte
de Mont-Haguez et les habitants du pays, qui les laissèrent paisiblement
chercher un abri dans leurs petits havres contre les fureurs de la mer
et les dangers d'une côte féconde en naufrages. Parmi les
flottilles scandinaves que l'inconstance des vents força d'aborder
sur les côtes de la Hague, on en remarqua une commandée
par un jeune prince danois nommé Mœren. Sa belle physionomie,
sa naissance illustre, ses manières distinguées, sa douceur
contrastant avec la noble fierté que lui inspirait sa profession,
et toutes ces belles qualités rehaussées par l'attrait
séducteur de la jeunesse, firent que Mœren et ses compagnons
furent reçus avec une bienveillance particulière par les
habitants et même par le comte sire Roland de Mont-Haguez, homme
habituellement dur et ne rêvant que haches d'armes, lances, fortes
épées, casques et cuirasses. |
Pendant
un séjour de trois mois, Mœren qui, malgré sa jeunesse
et la délicatesse apparente de sa constitution physique, aimait
à se vanter, ainsi que ses compatriotes, de n'avoir jamais, depuis
qu'il portait les armes, reposé sous un toit immobile, ou bu
de la bière au coin du feu, avait pourtant fini par venir fréquemment
au château, où le comte le recevait avec une cordialité
et une affection motivée sans doute par l'admiration que Mœren
se plaisait à exprimer pour la salle d'armes du comte. La légende
dit, sans l'affirmer bien positivement, que peut-être les fréquentes
visites du jeune scandinave avaient un motif autre que celui d'écouter
les longs récits des prouesses du paladin. Elle ajoute que sire
Roland avait une fille unique et chérie, la belle Maria, dont
les beaux cheveux noirs comme l'ébène, la peau blanche
comme l'ivoire, et la voix douce et enchanteresse comme les accords
d'un luth, semblaient avoir fait sur le coeur du blond Mœren une
impression profonde, impression dont le comte ne s'était pas
aperçu, mais qui n'avait pas échappé à la
pénétration de ses vassaux, qui souvent, en voyant Mœren
accompagner à la promenade sire Rolland et sa fille, se disaient
entre eux : « [...] Quel dommage que ce beau jeune homme soit
un païen ! ». On parla aussi, mais vaguement, d'une
visite que Maria, accompagnée de sa nourrice, la bonne Madeleine,
avait faite dans la forêt de Nacqueville, à une chapelle
desservie par un saint, nommé Clair (02),
dont la piété était alors célèbre
dans cette contrée. On disait que le jeune danois s'était,
ce jour là, dirigé vers cette même chapelle, et
que là, des mains du pieux ermite, ils avaient tous les deux
reçu la bénédiction nuptiale. Mais on ne parlait
de cela que tout bas, et avec une sorte de mystère. |
Cependant,
le retour du printemps ayant rendu la mer favorable, Mœren fut
forcé d'abandonner, bien malgré lui, les forêts
montueuses de la Hague. L'année suivante il reparut chez ses
amis : mais obligé d'aller en Scanie accomplir une mission importante
dont l'avait chargé pour la mère patrie le scandinave
Wéland, qui ravageait alors les rives de la Loire, il ne resta
que quelques jours au château de Mont-Haguez. |
Une
année s’écoula depuis ce dernier départ de
Mœren, sans que la présence d'aucune barque danoise fût
signalée sur nos côtes par les sentinelles que les comtes
étaient obligés d'entretenir sur les hauteurs voisines
de la mer (03). Enfin au printemps de l'année
suivante, le comte sire Roland apprit tout à coup qu'avec plus
de fureur que jamais, et sans épargner qui que ce fût,
les Scandinaves recommençaient leurs ravages, et que déjà
son ami, le comte de Cherbourg, serré de près dans son
château par une bande nombreuse de Normands débarqués
à l'embouchure de la Saire (04), implorait
son assistance. N'écoutant qu'un courage intrépide, il
vola au secours de ses voisins les cherbourgeois, avec l'élite
de ses hommes d'armes. Malgré son empressement il arriva encore
trop tard : il trouva le comté de son ami tout dévasté,
la ville et le château, incendiés (05)
; le comte de Cherbourg, lui même, ainsi que la plupart
de ses vassaux, ne pouvant échapper à la fureur de l'ennemi,
étaient tombés après une vigoureuse résistance. |
Quelques
débiles vieillards qui, dédaignés par le vainqueur,
restés seuls au milieu des cendres de leurs habitations, où
ils semblaient, dans leur désespoir, attendre une mort que la
famine rendait inévitable, donnèrent à sire Roland
des détails sur la défaite de son ami. Ils lui apprirent
en outre que les Normands venaient de s'embarquer, et qu'une partie
de leurs nefs avaient, au lever du soleil, cinglé vers les ports
de la Hague. Epouvanté de cette nouvelle, le comte alors craint
pour ce qu'il a de plus cher. Il s'empresse de regagner son château
pour le défendre, en repousser l'ennemi, ou y trouver un trépas
glorieux en s'ensevelissant sous ses ruines. Plein de funestes pressentiments
il hâtait sa marche, pressant ses soldats dont l'ardeur belliqueuse
n'aspirait qu'à se mesurer contre les Normands. Plût au
ciel que les Neustriens et tous les Français eussent eu alors
le même courage que nos montagnards du Cotentin ! |
Après
une marche forcée de deux heures, le comte et ses soldats parvinrent
sur les hauteurs de Digulville (06), d'où
ils pouvaient découvrir le château de Mont-Haguez, et quelques-uns
des populeux villages qui l'avoisinaient, et dont jusques-là
il avait toujours été le protecteur assuré. Vingt
barques normandes occupaient le petit havre de Plainvic ; le château
paraissait intact : mais bientôt des cris lointains et confus
attirèrent les regards vers le village le plus voisin du château,
et des tourbillons de fumée offrirent alors aux regards le commencement
d'un affreux désastre. Bientôt aussi on découvrit
la troupe des pirates : ils sortaient du village devenu la proie des
flammes ; poursuivis par une troupe de paysans armés, ils emmenaient
des troupeaux. La retraite des Normands se faisait en bon ordre. Ils
semblaient vouloir regagner le havre où étaient leurs
nefs. |
Sire
Roland descend alors la colline pour gagner le rivage de la mer, et
tâcher d'arriver au havre de Plainvic avant les Normands, de leur
arracher leur butin et de venger ainsi l'incendie des possessions de
ses vassaux. |
A
l'arrivée du comte et de ses hommes d'armes, déjà
les pirates se disposaient à partir ; les uns embarquaient le
butin, consistant surtout en troupeaux, tandis que les autres repoussaient
les attaques des paysans qui s'étaient acharnés à
leur poursuite. La présence inattendue du comte changea tout
à coup la face du combat, auquel les Normands semblaient attacher
si peu de prix que la moitié d'entre eux n'y prenaient point
de part ; mais soudain attaqués vigoureusement par le comte,
ils furent contraints d'appeler tous leurs camarades à leur aide,
et, peu inquiets de leur butin, ils ne songèrent plus qu'à
combattre un ennemi qu'alors ils reconnaissaient digne d'eux. Le combat
fut terrible et acharné de part et d'autre. Le comte se battait
comme un jeune guerrier. Des renforts lui arrivaient de toute parts
et les pirates allaient être accablés par le nombre et
la valeur tout à la fois, quand un de leurs chefs donna le signal
de la retraite en frappant sur une des bosses de son bouclier. Alors
les Scandinaves se rembarquent en se défendant avec courage et
en ordre, chantant une de leurs sagas dont le refrain « [...]
Un brave doit attaquer un ennemi seul, se défendre contre deux,
ne pas céder à trois, mais sans honte il peut fuir devant
quatre », peint bien, selon nous, le vrai courage qui caractèrisait
alors le race scandinave et qui semble encore être de nos jours
le caractère de la bravoure de leurs descendants. |
Les
nefs normandes s'éloignent rapidement du port de Plainvic, abandonnant
sur le rivage tout leur butin et les corps de quelques uns de leurs
camarades qui avaient péri dans le combat. Le comte, inquiet
sur le sort de sa fille, et pressé d'aller lui apprendre sa victoire,
laisse ses vassaux recueillir les objets que les pirates leur avaient
enlevé, et il le trouve presque désert ; car les hommes
d'armes laissés pour sa garde, voyant le combat qui se livrait
sous leurs yeux sur les bords de la mer, étaient sortis du château
pour y prendre part ; et maintenant ils étaient encore ou sur
le champ de bataille ou au village voisin, tâchant d'éteindre
les restes de l'incendie. Le comte se rend à l'appartement de
sa fille. Des lamentations, des sanglots profonds, des cris de désespoir
frappent ses oreilles. A l'arrivée de son père Maria s"évanouit
dans les bras de sa nourrice qui elle-même en proie au plus violent
désespoir, s'écrie : « [...] Ah ! Sire Roland,
j'ai tout perdu ... Ils m'ont enlevé ... La maison que vous m'aviez
fait construire, les barbares l'ont détruite en cendres ... Et
... ». De profonds sanglots l'arrêtent. |
Le
comte, qui croit que sa fille et sa nourrice sont sous l'influence de
la peur des ennemis, s'empresse de leur raconter sa victoire et qu'il
vient de forcer les Normands de fuir. Maria, à la voix de son
père, a rouvert les yeux ; mais hélas ! Ce n'est que pour
faire entendre des paroles sans suite et inexplicables pour le comte.
Sire Roland ne sait plus comment s'y prendre pour les consoler. Enfin,
son nom qu'il entend prononcer par plusieurs voix dans la cour du château
vient fort à propos détourner son attention. Il va ouvrir
une fenêtre donnant sur la cour et demander ce qu'on lui veut.
« [...] Voici », lui répond un de ses vassaux,
« [...] un enfant que les Normands avaient abandonné
sur le rivage ». « [...] on ne peut découvrir
à qui il appartient ». Le comte qui ne se trouve nullement
à sa place à consoler deux femmes, s'empresse de descendre
dans la cour. Pour Maria et sa nourrice, ces mots : « [...]
Voici un enfant », les ont fait tressaillir, et leur désespoir
s'est apaisé comme par enchantement. Sire Roland, descendu dans
la cour, s'approche d'une femme qui portait l'enfant dans ses bras.
Celui-ci sourit au comte, lui tend ses deux petites mains comme pour
le caresser et implorer sa protection. Ces gestes si simples et si naturels
aux enfants attendrissent le paladin ; il embrasse cette innocente créature
dont la layette semblait annoncer des parents plus riches qu'aucun de
ses vassaux ; il le prend dans ses bras et court le porter à
sa fille et à Madeleine, dans l'espoir de faire diversion à
leur douleur. |
Maria
et sa nourrice se disposaient à aller rejoindre sire Roland dans
la cour du château, quand il vient avec empressement leur présenter
l'enfant. Elle passent alors du plus affreux désespoir à
la joie la plus folle : elles arrachent en quelque sorte l'enfant des
mains du comte pour l'accabler tour à tour des plus vives caresses
: elles se font vingt fois raconter la manière dont cet enfant
a été trouvé sur le rivage. « [...] Après
le combat », dit un des paysans, « [...] comme
tous les objets enlevés par les pirates étaient à
peu près retrouvés, et que nous nous disposions à
abandonner la grève de Plainvic, les cris et les vagissements
d'un enfant se font entendre entre les rochers que la mer montante entourait
déjà de ses ondes. Nous courons alors de ce côté
et nous apercevons avec étonnement cet enfant dans un berceau
soulevé par la vague et prêt à le laisser aller
en dérive. Nous nous sommes empressés de l'arracher à
une mort qui quelque instants plus tard, était inévitable,
et personne ne l'ayant réclamé, nous sommes venus l'apporter
au château ». |
«
[...] Eh bien, mes amis, n'a-t-on pas raison de dire que ce que
Dieu garde est bien gardé ? » (Dans le langage
du temps, on disait : ce que Di gard est bien gardé). «
[...] Puisque personne ne réclame cet enfant si miraculeusement
sauvé, je veux lui servir de père. Pour toi, bonne Madeleine,
tu lui prodigues des caresses de si bon coeur, que je ne te demande
pas si tu veux lui servir de nourrice ». « [...]
Ah ! Sire Roland, vous avez bien raison, ce que Di gard est bien gardé
», répond-elle avec empressement. « [...] Oh
! Cher enfant, je ne te quitterai plus qu'avec la vie. Oui, ce que Di
gard est bien gardé », répéta t-elle
encore plusieurs fois. |
Le
comte laisse sa fille et la bonne Madeleine prodiguer les soins et les
caresses à l'orphelin qu'il venait d'adopter : ennemi généreux,
il ne veut pas laisser sans sépulture ceux des pirates qui sont
morts en combattant, et il donne ses ordres afin que le lendemain on
célèbre leurs funérailles. Leur tombe, selon la
coutume scandinave, s'éleva sur les bords de la mer. On fait
voir à l'est du havre de Plainvic une tombelle que l'on assure
recouvrir les cendres des Normands tombés dans ce combat. Un
bloc de granit planté verticalement sur cette tombe, rappelle
les pierres grisâtres qui s'élevaient sur la tombe des
héros d'Ossian. |
Depuis
ce jour que sire Roland repoussa si valeureusement les Normands, dix
sept ans se sont écoulés et des événements
bien désastreux ont désolé la malheureuse Neustrie.
Le Cotentin n'a pas été plus épargné que
le reste de cette province. Châteaux forts qui deviez protéger
les citoyens de toutes classes, élevés par l'inutile prévoyance
d'un grand monarque, ainsi que de frêles roseaux, vos tours majestueuses
ont incliné leurs fronts superbes au passage de ce terrible ouragan
fondant sur vous du Septentrion ! Et vous pieux asiles de la science,
de la philanthropie et de l'austérité, monastères
construits et richement dotés par nos religieux ancêtres,
ainsi que les redoutables citadelles, vous ne présentez plus
que des amas de cendres et de ruines. Savant monastère de Nanteuil,
riche abbaye du Ham, pieuse retraite de Malduin, vous tous, châteaux
hospitaliers de Montebourg, Garillant, Méliant, Mont-Haguez,
et tant d'autres lieux dont les noms à peine sont parvenus jusqu'à
nous, le pèlerin, le voyageur, ne peuvent plus aller frapper
à vos portes hospitalières, quand la nuit les a surpris
: aussi il n'y a plus de pèlerin qui aille visiter les saintes
reliques, plus de marchand forain apportant les riches tissus, les brillantes
pierreries et les parfums de l'Orient. Nulle part on ne voit de champs
cultivés : le fer et la flamme ont dévoré jusqu'à
la plupart de ces majestueuses forêts (07), témoins,
dix siècles auparavant, des rites mystérieux des Druides. |
Les
bêtes fauves, quelques animaux domestiques rendus à l'état
sauvage par la disparition de leurs maîtres, de loin à
loin et cachés dans les plus sombres retraites, quelques vieillards
succombant sous le poids de la misère, un petit nombre de femmes
et d'enfants dont la faim et les privations de toute espèce ont
décomposé les traits, sont maintenant les seuls habitants
de ce pays, jadis si riche et si populeux. |
Tel
était le spectacle qu'offraient nos contrées quand Charles
le Simple céda la Neustrie au norvégien Rollon, dont le
christianisme s'était chargé d'adoucir les moeurs barbares.
Cet état de désolation avait sans doute beaucoup contribué
à rendre sombres et mélancoliques les traits d'un cavalier
normand qui, monté sur un vigoureux coursier, par une belle matinée
de printemps, arrivait au château de Mont-Haguez qui, comme nous
l'avons déjà dit, n'offrait plus que des ruines. |
Notre
cavalier qui paraissait connaître parfaitement ces lieux, descendit
de son cheval et parcourut rapidement l'intérieur de l'enceinte
du château ruiné : mais personne ne s'offrit à ses
regards. Alors sa physionomie prit une expression de douleur et d'accablement
; des soupirs s'échappaient de sa poitrine et des pleurs mouillaient
ses joues vermeilles. Enfin, au détour d'un des angles de l'enceinte
extérieure, il aperçut, assis sur un carreau de granit
et le dos appuyé contre un pan de muraille, un vieillard aveugle
qui, sous les haillons de la misère, conservait encore une sorte
de dignité. L'étranger l'aborda précipitamment. |
«
[...] Vieillard », lui dit-il, « [...] daignez
m'apprendre ce que sont devenus les maîtres de ce château
». « [...] Qui m'adresse cette question ? »
répond le vieillard. « [...] Est-ce qu'il se trouve
maintenant quelqu'un portant intérêt à celui qui
fut le maître de cette demeure avant qu'elle ne fût réduite
en ruines qui n'ont plus besoin de Maître ? » «
[...] Je ne le pensais pas : mais qui que vous soyez, vous, dont
la voix ne m'est pas inconnue et reporte mes souvenirs au temps où
commencèrent mes malheurs, vous voyez en moi celui qui commanda
dans ce château, gouverna cette contrée et en protégea
les habitants tant de ses bras et ses yeux lui prêtèrent
leurs secours, mais qui dut succomber quand le nombre l'accabla et que
ses forces l'abandonnèrent ». |
«
[...] Eh ! Quoi », s'écrie l'étranger avec
un accent où la joie, la douleur et l'inquiétude semblaient
se confondre, « [...] vous seriez sire Roland ? ».
« [...] De grâce, comte, hâtez-vous, je vous en
supplie, de répondre à une question. Un jour que, vous
devez vous en souvenir, vous repoussâtes si vigoureusement une
troupe de Scandinaves débarqués dans un de vos ports,
n'avez-vous pas trouvé un jeune enfant abandonné sur le
rivage ? Qu'est-il devenu ? Vit-il encore ? Ou ... son père aurait-il
été cruellement puni d'avoir voulu ravir un enfant à
la tendresse de sa mère ? ». |
«
[...] Etranger », répond le comte, « [...]
cet enfant a été sauvé ; il vit, et c'est mon fils
: car c'est à son courageux dévouement que je dois d'avoir
survécu à la ruine de ma demeure et à la dévastation
de cette contrée. Mais vous, daignez à votre tour m'apprendre
comment vous savez mon nom, que je ne croyais plus connu de personne
dans l'univers, et pour quel motif vous portez un si vif intérêt
à celui que j'ai adopté pour fils ». |
«
[...] Vous n'avez peut-être pas oublié »,
répondit l'étranger, « [...] le nom de Mœren,
ce jeune Scandinave qui autrefois reçut l'hospitalité
chez vous ; eh bien ! je suis ce Mœren, qui , abusant des droits
et manquant aux devoirs que m'imposait une secrète union, ratifiée
par un ministre du Dieu des chrétiens voulus enlever à
une mère le fruit de notre mutuel amour. Je l'emportais dans
mes bras, à la faveur du désordre causé par notre
apparition soudaine ; cet enfant que vous m'annoncez vivre encore, quand
une flèche, lancée par un de vos gens, me blessa dangereusement.
Mes soldats furieux s'abandonnèrent alors à toute la rage
de la vengeance, et moi, ayant perdu connaissance, je fus transporté
à bord de mon vaisseau où je ne repris mes sens que pour
me livrer au désespoir en apprenant la défaite de mes
soldats et l'abandon sur le rivage de ce que j'avais de plus cher dans
l'univers. Mais hélas ! La mère de mon fils, celle que
j'avais le droit de nommer mon épouse, et dont je tremble de
prononcer le nom, votre fille ... Maria ... ». |
A
ce nom le vieillard, déjà vivement ému, pousse
de profonds soupirs ; des larmes s'échappent de ses yeux, qui
ne sont plus destinés que pour cet usage. Mœren, suffoqué
par de douloureux sanglots, se précipite aussitôt dans
les bras du vieillard, et tous deux, se serrant étroitement,
s'arrosent de larmes abondantes. Tout à coup paraît un
grand jeune homme, à la chevelure blonde et ondoyante : il est
interdit d'un spectacle inexplicable pour lui. Le vieillard, qui à
reconnu sa voix, s'écrie en sanglotant : « [...] ton
père, ô mon fils ! » Le jeune homme, chez qui
sans doute alors la voix secrète de la nature se fait entendre,
se précipite spontanément dans les bras de Mœren.
Alors leurs pleurs et leurs baisers se confondent : on n'entend plus
que ces mots : « [...] mes enfants ... mon fils ... mon père
... Oh ! Ne nous séparons plus ! ». |
Cependant
les Normands que Mœren avait laissé à quelque distance
des ruines du château, inquiets de ne le voir point réapparaître,
s'étant rapprochés, vinrent par leur présence mettre
fin à cette scène d'émotions causées tout
à la fois par le plaisir, la joie et les souvenirs de douleur.
Après ces premiers épanchements du coeur, Mœren apprit
du vieux comte, en versant des torrents de larmes, la mort de Maria
; elle avait depuis dix ans succombé à des chagrins secrets
; il donna aussi des détails sur la ruine du château de
Mont-Haguez et le massacre des paysans du canton, il y avait deux ans
; et le voile mystérieux qui semblait cacher impénétrablement
la naissance du fils adoptif du vieux comte fut aussi tout à
fait soulevé. |
Mœren
fit connaître à son tour à sire Roland la cession
de la Neustrie que le roi de France, Charles le Simple, venait de faire
à Rollon. Dans le partage que ce chef en avait fait entre les
officiers et les soldats de son armée, Mœren avait demandé
et obtenu le pays où se trouvaient des lieux qui lui rappelaient
de touchants souvenirs, et qui peut-être renfermaient encore les
objets de ses constantes affections. Maintenant rien, si ce n'est le
souvenir de celle qui n'était plus, ne devait troubler leur existence
; car tout faisait présager que ses contrées, si longtemps
malheureuses, allaient être désormais tranquilles. Sire
Roland, dans le nouveau château que Mœren fit élever,
quoiqu'il regrettât quelquefois l'éclat dont brillaient,
dans sa première jeunesse, les paladins de Charlemagne, ne tarda
pas pourtant à préférer le sage et fort gouvernement
de Rollon à la faiblesse et à l’ineptie des derniers
Carlovingiens. |
Notre
légende nous apprend que Mœren, ainsi que la plupart des
chefs normands, qui avec Rollon embrassèrent le christianisme,
alla au bout de quelques années finir ses jours dans un monastère
; que son fils devenu un des plus puissants barons du nouveau duché
de Normandie conserva pour devise, par un souvenir pieux, ainsi que
ses descendants, ces mots prononcés par son aïeul, lorsqu'il
avait été sauvé miraculeusement des flots : «
Ce que Di gard est bien gardé » et que dans les
combats, « Di gard » était le cri de guerre
de ses gens d'armes. |
Le
dernier des petits-fils de Mœren périt en Palestine, ayant
accompagné le roi Richard dans son aventureuse croisade. Son
fief, par l'absence d'héritier en ligne masculine, rentra dans
le domaine ducal ; mais les hommes de ce fief conservèrent le
nom et la devise de leurs anciens barons, et c'est de là que
plusieurs familles de ces vassaux prirent, (quand vint l'usage des
noms de famille auxquels, excepté les Romains, aucun peuple de
l'antiquité n'avait songé), le nom de Digard si commun
encore de nos jours dans les deux ou trois communes du nord du département
de la Manche et surtout à Saint-Germain-des-Vaux. |

Le château de Mont-Haguez - Les ruines du
château au milieu du Xème siècle
|
(01)
Petits havres dont les noms sont d'origine danoise ; ils sont encore
très utiles de nos jours aux petits navires qui affrontent habituellement
des dangers du cap de la Hague et ont dû être très
fréquentés par les Normands pendant leurs invasions.
(02) Saint-Clair, né à Clochester vers le milieu du IXème
siècle, fuyant l'hymen que son père voulait lui faire
contracter en Angleterre, s'en vint débarquer à Cherbourg,
et se retira dans un hermitage dans les bois de Nacqueville, où
il se rendit célèbre par sa piété et ses
miracles. Voir la vie de ce saint, par M. l'abbé Demons, imprimée
à Cherbourg en 1828.
(03) on trouve encore plusieurs petits camps retranchés sur les
hauteurs.
(04) Nos historiens rapportent à cette époque l'expédition
de Hastings et sa féroce dévastation du Cotentin.
(05) Hastings et Beier incendièrent Cherbourg vers l'an 851.
(06) C'est un des points les plus élevés de la côte
à 4 lieues ouest de Cherbourg : on y découvre fréquemment
d'anciennes sépultures, et sur un monticule on voit encore un
de ces petits camps retranchés dont nous avons parlé dans
la note ci-dessus.
(07) Dans toute l'étendue des vastes bruyères
de cette partie du nord de la Manche, on trouve sous la couche de terre
de bruyères des cendres, des charbons et d'énormes souches
qui prouvent qu'il y existait jadis des forêts qui ont été
incendiées. |
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